Il m'a été impossible d’écrire au printemps dernier. Les mots sur la rue me semblaient en retard, en-deçà des mots dans la rue.
Mis à part tout ce qui a été dit et écrit, ce que je retiens des manifestations nocturnes est la forme même que prenaient ces rendez-vous quotidiens. Un groupe dont on ne connaissait pas précisément l’identité et le nombre se retrouvait sur une place publique, le plus souvent celle-ci. Pour une fois, il ne s’agissait pas de se rendre au centre-ville pour y travailler, y consommer ou encore d’y profiter de son innombrable offre culturelle, mais bien d’entreprendre une marche dont la destination resterait le plus souvent inconnue. Il s’agissait d’occuper tout l’espace public en le revendiquant comme tel, c’est-à-dire comme un lieu où l’on exprime ses idées et où l’on fait collectivement l’exercice de la pensée.
Le caractère spontané, errant, aléatoire de ces manifestations venait évidemment à l’encontre des principes d’efficacité et de productivité de la vie urbaine, où il s’agit d’abord de se rendre du point A au point B le plus rapidement possible. Pour prendre un exemple qui peut paraître grossier et qui pourtant fut maintes fois vécu, il suffisait de dépasser à pied un véhicule bloqué par une manifestation et dont le conducteur était pour ainsi dire momifié par la colère pour constater à quel point ces manifestations, en bloquant la circulation des biens comme des personnes, constituaient d’abord et avant tout une charge contre la société de consommation.
La paix sociale revenue, la place publique, par contraste, s’est révélée pleinement pour ce qu’elle est : un espace marchand où travailleurs, producteurs, consommateurs et produits doivent circuler sans entrave, selon des règles, un horaire et un itinéraire très précis.
Au regard de cette conception marchande de la cité, occuper la place publique pour y exprimer ses idées n’est pas seulement dangereux ou contre-productif. La place publique est un corridor entre un point de consommation et un autre. Y flâner est un vol. S’y arrêter est un crime.
Il suffit d’errer la nuit dans une place publique comme celle-ci pour ressentir tout le poids agoraphobique de l’espace vide et désert. Le marcheur solitaire qui la traverse peut facilement s’y sentir sous haute surveillance. Il presse automatiquement le pas. Même les bancs semblent avoir été conçus pour que personne ne s’y assoie. Il y a quelque chose de soviétique dans les aménagements urbains récemment réalisés à Montréal. Un soir de janvier, la Place des Festivals peut faire penser aux immenses boulevards de Varsovie, qui semblent d’abord avoir été conçus non pour accueillir des voitures, mais des tanks. Sauf que sur la Place des Festivals, ce n’est pas un portrait géant de Staline qui nous observe, mais l’affiche jumbo d’un acteur. « Viens, consomme, puis dégage », semble-t-il nous dire.
Le seul rassemblement de personnes que semble pouvoir accepter cette place publique est une foule de touristes dont la seule raison d’être, la seule destination, le seul itinéraire est la consommation.
En novembre 2007 avait lieu l’événement Montréal, métropole culturelle, qui rassemblait les forces vives de Montréal pour établir un plan d’action sur dix ans, en misant sur la créativité, l’originalité et la diversité de la ville. Parmi les priorités identifiées, notons un accès plus large des citoyens à la culture, des investissements dans les infrastructures culturelles, le financement des organismes artistiques et un rayonnement de Montréal au Québec, au Canada et à l’étranger.
Le Quartier des Spectacles et la Place des Festivals sont les fruits les plus apparents de Montréal, métropole culturelle.
Dans quelques jours aura lieu une rencontre de mi-parcours qui ralliera les chefs de file du milieu culturel comme celui des affaires. Espérons que cette rencontre ne sera pas l’occasion de se féliciter trop rapidement du travail accompli, mais de s'inquiéter, ne serait-ce qu’un moment, de la dangereuse confusion qui s’est opérée entre art et divertissement, culture et industrie, place publique et espace marchand.
Texte lu le 22 novembre 2012, lors de la Soirée rouge, organisée par l’ATSA sur la place Émilie-Gamelin à Montréal.