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Discours d’acceptation

​PRIX GASCON-THOMAS, 2015.

Recevoir ce prix m’invite inévitablement à jeter un regard en arrière, à nommer ce que j’ai reçu et ce que j’ai envie de rendre à mon tour.

 

J’espère que ce n’est pas de la nostalgie, moi qui la déteste tant, mais quand j’emprunte les corridors menant à la salle André-Pagé, dont les murs n’ont pas changé en vingt ans (même peinture jaunie, même affiche, même odeur), j’ai l’impression d’être moi-même encore étudiant et que ce n’est pas le prix Gascon-Thomas que je viens chercher aujourd’hui, mais mon diplôme de finissant.

 

Je me souviens qu’à l’époque de mes vingt ans, je déployais beaucoup d’efforts et d’énergie pour cacher le puits sans fond de mon ignorance, en agissant comme quelqu’un qui n’avait rien à apprendre des autres. Problème d’attitude, diraient certains.

 

Quand, bien malgré moi, je devais avouer que je ne connaissais pas tel texte ou tel auteur, André Brassard, qui était mon directeur, s’exclamait avec passion : « Maudit chanceux, tu vas le découvrir. » Pour la première fois de ma vie d’étudiant, quelqu’un occupant la position d’enseignant ne désespérait pas devant mon manque généralisé de culture générale, il ne versait pas de larmes sur les failles de mon éducation. Au contraire, il s’en réjouissait. Du moins, en apparence.

 

Plutôt que de me transmettre des connaissances, et ce ne fut pas faute d’essayer, l’École m’a transmis le virus de la curiosité. On peut perdre des connaissances, mais il est difficile de se défaire de la curiosité. Une fois qu’on en est atteint, on en est malade toute sa vie.

 

Ne pas savoir, ne pas connaître, non par paresse, mais pour avoir la chance extraordinaire de découvrir. Aller vers ce qu’on ne connaît pas pour se surprendre soi-même si on veut prendre les autres par surprise. Pouvoir, enfin, admettre qu’on ne sait pas.

 

Voilà sans doute ce qui me pousse, après la dernière d’une pièce, à en écrire une autre. Faire comme si le théâtre n’était pas une somme de conventions, de connaissances. Et même : faire comme si le théâtre n’avait jamais existé. Voyez-y si vous le voulez de la prétention. Mais quand le noir se fait dans la salle, je désire être, comme créateur ou comme spectateur, au premier jour de la création du monde. J’ai envie de croire qu’ici, tout commence. Car il n’y a rien de plus détestable qu’un théâtre dont il faut d’avance connaître les conventions et qui ne raconte rien d’autre que notre nostalgie d’une société régie par des codes qui ne font que nourrir le sentiment d’exclusion.

Faire comme si le théâtre était mort. Le précipiter dans la tombe, pour que toutes les idées reçues, les clichés tenaces meurent avec lui. Du moins, essayer. On pourrait dire qu’il s’agit, par rapport au théâtre, d’une posture ingrate, lui qui après tout me fait vivre. Je ne fais pas du théâtre pour lui rendre hommage ni pour le célébrer. Je chercher simplement à créer un espace qui a un quelconque rapport avec la vie.

 

Je me souviens de discussions que nous avions au sein de la section écriture. Nous nous déchirions autour de grandes questions comme : « Le théâtre peut-il (encore) changer le monde ? »

 

Par changer, nous voulions sans doute dire révolutionner. Même s’il n’y a pas beaucoup de théâtres qui peuvent se vanter de ressembler, à la sortie du public, à quelque chose comme à un début de révolution, je pense sincèrement que le théâtre change le monde. L’émission de mots par la bouche d’un acteur, leur traversée dans l’air, leur introduction dans l’oreille d’un spectateur, leur impact sur son tympan transforment et l’acteur, et l’air, et le spectateur. Ce n’est pas ésotérique, c’est physique. 

 

Ce qui a été dit était peut-être petit, banal ou dénué de sens, énoncé à une époque où tout discours est nécessairement mensonger. Mais quand même, quelque chose a été dit. Rien ne sera plus comme avant. 

 

Si le théâtre ne nous change pas autant que nous le souhaiterions, le monde, lui, a bien changé, et les changements qui étaient bien amorcés à ma sortie de l’École ont depuis quelques années complètement bouleversé la définition que nous avions de l’art et de l’artiste. 

 

Être un artiste en 2015 ne signifie plus être en dehors du système, ni même contre le système. L’artiste s’est depuis longtemps fait avaler par lui, il en est même devenu la figure de proue. Aujourd’hui, tout le monde est créatif, et l’homme d’affaires le premier. Dans ce contexte, le faiseur de théâtre est d’abord un développeur de projets à saveur artistique, un créateur d’emplois avant d’être un créateur de personnages ou de pièces, un animateur culturel qui doit rendre des comptes à l’État de plus en plus contraignants, un entrepreneur-producteur pris dans les logiques de la croissance, de la perte et du profit. Rien qui nous pousse nécessairement à prendre des risques et à rester curieux.

 

Que le théâtre ne révolutionne pas le monde, qu’il ne soit en quelque sorte que son excroissance sous forme de divertissement ne devrait pas pour autant constituer l’occasion de plonger tête première dans le cynisme, le désarroi ou l’impuissance. Je me réjouis au contraire que le théâtre n’évolue plus dans un monde à part, et qu’il soit ainsi confronté, je dirais mitraillé par les problèmes de son temps. Le théâtre n’est plus la solution, le baume, l’illusion, le happy-end. Il est lui-même le problème. 

 

J’ai grandi artistiquement au sein d’une génération qui a tenté de renouer avec un certain sens de la communauté, surnageant tant bien que mal dans une société qui a embrassé le modèle capitaliste comme s’il s’agissait d’une finalité historique inévitable, une candide et joyeuse fatalité. Je ne vous apprendrai rien en disant que ce monde, c’est le vôtre. Vous êtes nés dedans. On vous reprochera souvent de ne pas en avoir conscience, de reproduire ce modèle sans l’interroger. Ceux qui formulent ces reproches ne font que nommer leur propre peur. C’est qu’eux aussi reproduisent ce modèle sans être capables de s’arrêter.

 

Alors j’irai de cinq conseils :

 

Premièrement, ne vous laissez pas imposer quels sont vos problèmes, et surtout, ne vous laissez pas imposer la manière de les aborder ni de les surmonter. Poser les mêmes questions sur le monde, c’est reproduire le même monde. Proposer des solutions déjà éprouvées, c’est faire ressusciter des problèmes déjà résolus. Vous n’avez pas l’expérience, mais votre regard est neuf. Profitez de cet avantage. 

 

Deuxièmement, vous êtes tous uniques. Je ne veux pas dire par là que vous êtes tous extraordinaires. Je veux dire que vous êtes tous, banalement et magnifiquement, vous-mêmes. N’essayez pas d’être quelqu’un d’autre. Ce que vous êtes, même imparfaitement, est tout ce que vous avez. 

 

Troisièmement, prenez soin de vos défauts. Cultivez-les. Sans eux vous n’êtes rien. Plus tard, vous pourrez même les appeler « processus de création » ou « démarche artistique ». 

 

Quatrièmement, ne cherchez pas à faire une bonne pièce. Quand on veut faire une bonne pièce, on se place toujours du point de vue de l’autre. Soyez égoïstes. Parlez en votre nom propre. Cherchez ce que vous avez à dire, et pourquoi ça vaut la peine de se déplacer pour l’entendre. Même raté, un spectacle personnel vaut plus qu’un show coté cinq étoiles. On y trouve un rapport au monde, et non le vide en série de la société de consommation.

 

Cinquièmement, et finalement, n’écoutez pas les conseils de ceux qui savent mieux que vous ce qui est bon pour vous, surtout quand ils viennent de gagner un prix.

 

Merci au jury. Merci à vous. Bon après-midi.



 

Adresse au jury et au public à la remise du PRIX GASCON-THOMAS, pour l’ensemble d’une carrière, École nationale de théâtre du Canada, 2015.

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