DEHORS
Par mode d’emploi, j’entends les modes de production et de diffusion imposées par des agents extérieurs, principalement issus des structures dans lesquelles les artistes évoluent. Les contraintes qui me sont imposées sont, entre autres : budget, temps, disponibilité des acteurs, diffusion.
L’idée n’est pas de créer sans contraintes, mais de créer avec des contraintes que j’aurai choisies. Le problème n’est pas que ces contraintes existent. Seulement, elles ne connaissent aucune variation. Que l’on ait 4 ou 50 acteurs, 45 minutes ou 4 heures de spectacle, qu’il s’agisse d’une pièce à grand déploiement ou d’un solo intimiste, le budget, le temps de répétition et les stratégies de communication restent les mêmes.
Fut un temps où les lieux de diffusion défendaient une parole artistique. La dynamique s’est aujourd’hui inversée : c’est aux artistes de défendre les lieux de diffusion, en y attirant suffisamment de spectateurs. Les théâtres considèrent les artistes comme des employés qui doivent d’abord obéir aux exigences de la diffusion avant de répondre à toutes autres exigences, par exemple celles de leur art.
Le manque de moyens chroniques, plutôt que d’avoir eu pour effet de ralentir le rythme des productions, a au contraire produit une sorte d’accélération, où l’idée est d’en faire le plus possible avec le moins possible, afin de répondre aux quotas de diffusion. Le nombre de représentations est devenu un gage de réussite artistique.
Au bout du compte, ce n’est pas tant le manque de qualité ou de professionnalisme des spectacles qui est en cause, c’est leur parfaite uniformité ; c’est le fait que les œuvres soient absolument interchangeables. L’identité des artistes et la spécificité de leurs paroles se perdent au profit de la standardisation de l’art. Nous faisons exactement comme dans un restaurant de poutines : nous offrons une variété infinie de choix, qui ne sont qu’une variation autour d’un même plat.
DEDANS
Par mode d’emploi, j’entends une manière de créer qui n’existe pas encore, imposée par l’œuvre elle-même. Il n’y a pas de carte, mais il y a tout de même un sens, une direction. Il s’agit d’obéir à une vision, dans tout ce qu’elle a de surnaturelle, c’est-à-dire qui semble en dehors du domaine de l’expérience et échappe aux lois de la nature.
Cela exige de mettre en suspens ses réflexes et ses acquis. L’expérience me permet seulement de bâtir la confiance nécessaire afin de projeter dans le temps un objet que d’autres pourront s’approprier, artistes, acteurs, publics.
Cette vision est aussi floue que précise. J’ai essentiellement les mots pour la communiquer à mes collaborateurs, qui ne la comprendrons que par la négative, qu’à travers ce qui n’a pas encore été dit. La même opération s’effectue chez les spectateurs, qui bâtissent une œuvre qui se construit essentiellement en eux, et qui existent entre les mots, en dehors du texte et en dehors des stratégies de communication.
Pourquoi chaque création doit-elle être unique, différente, à l’opposé de la précédente ? J’essaie sans doute d’échapper au style, à la répétition, à la fabrication de ma propre marque de commerce. Bien sûr, on pourra au final reconnaître une écriture, des motifs, des obsessions. J’ai besoin de prétendre que j’avance dans l’inconnu pour un tant soit peu m’extraire de mes propres conditionnements, de tout ce qui en moi veut établir des prévisions, de tout ce qui transforme la parole de l’artiste, parsemée de doutes et de questions, en réponses et solutions.
Perdre le mode d’emploi me donne la liberté sans laquelle créer serait impossible.
Published in FTA: Nos jours de fête, édition Somme Toute, 2018