Quand je dis Nous, je veux d'abord dire Nous les amis du Jamais Lu, nous les amis du théâtre, nous les comédiens, les musiciens, nous les artistes, les poètes, nous les prêcheurs et les convertis, nous tous dont c'était pas la job à priori de faire des budgets équilibrés.
L'administration nous ronge. Elle nous scinde, nous fractionne.
Dans mon corps il y a : un metteur en scène et un directeur de compagnie, un auteur et un demandeur de subvention professionnel, un co-directeur artistique et un administrateur, un gestionnaire de projets et un spectateur. Tu me dis : Ça s’appelle la réalité de la survie. Je dis : Cette réalité porte un nom: trouble de la personnalité multiple. Quand sur scène quelqu'un se parle tout seul, ça s'appelle un soliloque. Sinon, ça s'appelle de la schizophrénie.
L’administration nous désintègre. Elle nous fait perdre notre intégrité.
Ce qu'on a retenu de la Cigale et la Fourmi, c'est l'insouciance de l'une, le pragmatisme de l'autre. Ce qu'on aurait dû retenir, c'est que ça prend une Cigale pour faire une Fourmi. On peut pas être les deux en même temps.
André Brassard a dit un jour : Quand les directeurs artistiques sont devenus co-directeurs généraux des théâtres, ç’a été une erreur historique. Plus ils s’occupent d’administration, moins ils s'occupent d’artistique. Plus ils font des levées de fonds, moins ils ont le temps de lire des pièces. Cela est d'une niaiseuse évidence.
Or l'administration ne fait pas que nous enlever du temps de création. Elle nous empêche de penser comme des artistes.
Je me souviendrai toujours de cette phrase dite par René-Richard Cyr, jadis directeur artistique d'un Théâtre d'Aujourd'hui: Nous n'avons pas les budgets à la hauteur de nos rêves.
Ben quoi, calisse? Nous aurons maintenant des rêves à la hauteur de nos budgets ?
Je ne peux pas rêver à une pièce si je me dis en même temps que ça va coûter trop cher. Tu me dis: Ton exemple est primaire. Je te dis: Tu as raison, mais ce n’est pas ce que je me dis. En fait je ne me dis rien. J’ai tellement bien intégré l'évidence que ça va coûter trop cher que le rêve d’une pièce qui pourrait peut-être coûter trop cher ne verra jamais le jour. Je ne veux pas dire qu’une pièce de rêve serait une pièce coûteuse. L'argent n'est qu'un exemple parmi tant d'autres de l'administration. Je dis que nous rêvons à ce qui est réel, nous rêvons à ce qui est possible, ce qui est absolument effrayant à dire.
Le docteur l'a dit, nous souffrons d'une atrophie de l'imaginaire. On dit même: déficit de l'imaginaire, ce qui me semble encore plus monstrueux à dire, non seulement parce que pour designer ce mal, on emploie un vocabulaire économique, mais parce que nous sommes maintenant en mesure de quantifier l’imaginaire. Ce qu’on considérait être sans limite est désormais une matière épuisable, non-renouvelable et coûteuse.
Chaque année, Aux Écuries reçoit autour de 75 projets. 75 projets déposés par 75 gangs pour la plupart constituées en compagnies avec des c.a., des lettres patentes et des logos designés. Je dirai simplement ceci : le mandat d’une compagnie n’est pas qu’une case à remplir dans un formulaire. Il s’agit d'un rêve, d'un désir, d’une envie, de tout, sauf d’une formalité administrative. Tu me dis: Ah les jeunes ne veulent plus changer le monde, ils recrachent le discours d'entreprise sans s'en rendre compte. Je te dis: Quand je suis sorti de l'École, il y avait encore des artistes qui défendaient leur art. La relève d'aujourd'hui n'a personne, sinon que l'exemple d'un milieu remplis de gens, affairés, entreprenants, hyperbookés et efficaces qui se retrouvent à la tête d'institutions comme s'il s'agissait d'une gig parmi tant d'autre en attendant d'aller faire leur million au Cirque, mais d'ici là nous irons lancer nos saisons et remplir nos demandes de subventions en invoquant "la liberté", en défendant "la prise de parole", en appelant le peuple aux barricades comme si le théâtre constituait le dernier rempart contre la maudite machine qui nous avale, alors qu'elle nous a mangé, digéré et chié depuis longtemps.
Aujourd'hui, on parle des "vraies affaires". Ce qui veut dire qu'on parle des affaires tout court. Quand les artistes descendent dans la rue, c'est pour réclamer plus d'argent. Ils le font d'ailleurs très bien, ayant parfaitement intégré la langue de l'administrateur, du gestionnaire et du banquier. Ils font la preuve que l'État peut leur donner plus d'argent sans craindre qu'il sera dépensé n'importe comment puisqu'ils sont aussi administrateurs. Ils font également la preuve que l'art, que le discours artistique n'a plus de valeur, plus de poids sur la place publique. Quand les artistes descendent dans la rue, c'est pour réclamer plus d'administration. C'est pour chanter à la gloire de la comptabilité.
Quand on parle de risques artistiques, c'est dans des tables rondes animées par Michel Vaïs pour la revue JEU. Sinon, nos risques sont financiers.
Voici d'ailleurs des chiffres.
99% des pièces que je vois sont de bons produits professionnels qui ne mettent pas en scène des textes, mais des demandes de subvention. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que 99% des pièces que je vois sont une explication d'une intention et donc la mise à mort de la surprise, de l'étonnement et de la vie.
99% des pièces que je vois ne sont que leurs affiches, ne sont que leur mot dans le programme, ne sont que leur pré-papier, ne sont que leur demande de subvention selon les lignes directrices, c’est-à-dire que les pièces ne sont et ne sont seulement que ce qu’on avait dit qu’elles seraient un jour. Tu me dis: Arrête de chialer. Nous avons la chance de vivre dans un pays dont l'état finance les arts. Je dis: Nous avons le malheur d'être devenus des professionnels qui font des produits qui correspondent en tout point à la publicité.
Si l’art a quelque chose à avoir avec la révolte, nous vivons dans un pays où on demande la permission de se révolter et ce, deux ou trois fois par année. Il reste une mise en scène à faire des Belles-sœurs, où ce ne serait plus des ménagères qui colleraient des timbres, mais des artistes en attente de réponses de subventions, jalousant celui qui a obtenu sa bourse (au montant d'ailleurs dérisoire).
Olivier Kemeid disait aux Seconds États généraux du théâtre: « Nous avons fait tout avec rien. Nous faisons beaucoup avec peu », mais que faisons-nous au juste? De quelle manière nos structures de financement, si pauvres soient-elles, conditionnent notre manière de penser? Que ferions-nous avec plus? Améliorer nos condition de création ? Faire de meilleurs shows ? Que veut dire "meilleur" ?
De quoi parlons-nous ? Qu’avons-nous à dire ?
99% des pièces que je vois me parlent d’administration, c’est-à-dire qu’elles me parlent de l’économie d’un milieu, de positionnements stratégiques, de direction des théâtres, de volonté d'avoir l'air professionnel, elles me parlent budget via la grosseur du décor et la cherté des costumes qui font la preuve que l'art, oui oui, ça a de la valeur.
99% des pièces que je vois me parlent de politique de diffusion et de public visé, qui n’est jamais celui qui se trouve dans la salle. Le public ne peut pas se réduire à un public visé, surtout pas celui que le milieu du théâtre s’imagine, c’est-à-dire un public qui a l’âge mental d’un enfant de cinq ans portant un casque en tout temps avec une veste fluo pour pas qu’il se perde dans le noir. Et encore : je suis méchant avec les enfants de cinq ans en les associant au public que nous nous imaginons: ce fameux spectateur moyen dont nous parlons entre nous d’un air professionnel et entendu et qui est, rappelons-le, une invention de marketing des années 80. Trente ans plus tard, le théâtre fait face à une multitude qui est tout, sauf une moyenne.
Qu’advient-il du 1% des spectacles qui échappe à l’administration ? Il s’agit soit de la miraculeuse exception, soit du spectacle totalement imparfait, bancal, qui a complètement échappé à ceux qui l’ont fait et qui par le fait même a échappé à la conscience de l’administration, spectacle qui dit entièrement autre chose que ce qu’il était supposé dire mais qui au moins a le mérite de dire quelque chose.
Tu me dis: Si ça va si mal, comment se fait-il que les salles soient pleines ? Je te dis: C'est bien la preuve que les gens ont besoin de théâtre, même pauvre, même tiède, même vide.
L’administration nous ronge, la fonctionnalité, l’efficacité nous dévore
L'auteur dramatique, n'est-ce pas, serait cette personne possédée par le génie de la langue et qui dans une sorte de transe coïtale appelée inspiration, écrit des mots. Il se réveille, la pièce est née. Alors qu'écrire, c’est long. Écrire, ça prend du temps. Écrire, c’est précisément se battre contre notre propre désir de répondre à notre administration interne qui nous somme d’être efficaces, rentables et productifs. Écrire, c'est réécrire jusqu'à faire dire aux mots ce que tu veux leur faire dire, parce que la langue, tiens donc, dépasse souvent notre pensée et nous emporte parfois loin d'elle.
Et puis l’administration me fait vomir quand je demande 5000$ au Conseil des arts de Montréal et que j'ai l'impression que je ne serai pas jugé sur la qualité artistique du projet, mais sur ma compréhension du logiciel Excel. L’administration me tue quand elle détermine mon "processus créatif" et que je m'aperçois que j'ai abandonné tout un pan de ma "démarche artistique" parce qu'elle était trop multidisciplinaire pour le théâtre, trop théâtral pour le multidisciplinaire. Ce n'est pas au Conseil des arts ni au jury de pairs de décider si ce que je fais est du théâtre ou non, tabarnac.
L'administration nous rend absolument cons quand on se retrouve en réunion et qu'on la passe à gérer Skype, Ical et Doodle. L'administration nous fait faire des burn outs à même pas 30 ans quand on fait de tout en création, sauf de la création. L'administration nous troue le coeur et ce week-end nous irons au chalet gérer nos émotions et travailler notre couple.
Si seulement l’administration pouvait nous ronger comme la rouille ronge le métal, de l’extérieur, en surface, en nous laissant des taches rouges et rugueuses, palpables et bien visibles. Les malades seraient immédiatement reconnus. On pourrait les mettre en quarantaine et les soigner. Mais l’administration nous ronge comme les termites rongent l’arbre, en le traversant de part en part, en le vidant de toute substance, de toute consistance, de toute vie, en le laissant debout, mais mort.
Published in Liberté_Art et politique, Hommage à Jean-Pierre Issenhuth, Volume 53, Numéro 2, Janvier 2012, p. 64–68