Très cher critique de théâtre à Montréal,
Si je t’écris aujourd’hui, c’est d’abord parce que j’aime te lire, t’entendre et te regarder. Chaque fois, je pousse un petit cri de joie. D’abord parce que tu dis mon nom en ondes ou tu l’écris en caractère gras, et que cela flatte mon ego. Mais également, et c’est le plus important, parce que tu parles de mon travail.
Crois-le ou non, je considère que tu exerces un métier essentiel. Tu ne fais pas qu’influencer la vente à la billetterie ou faire exister mon personnage médiatique. Tu es le relais de l’art dans l’espace public. Tu n’es pas seulement utile à la société, mais à mon métier. Tu me donnes l’occasion d’entendre un point de vue autre, plus distant et plus profond.
Alors, très cher critique, je tiens à te souhaiter la bienvenue Aux Écuries. Aux Écuries, ce n’est pas tout à fait un théâtre comme les autres. D’abord parce qu’il ne porte pas un nom qui rappelle soit le théâtre, soit l’usine. C’est un drôle d’animal qui est également un centre de recherche et de création et qui souhaite fournir, à ses compagnies résidentes comme aux compagnies qu’il accueille, les outils, la structure, le foin et la monture, bref tout ce qui vient avant la traversée du fil d’arrivée de la première à laquelle nous t’invitons, chaque fois, avec un immense plaisir. Je sais que tu travailles très fort, que toi aussi tu es une sorte de chercheur, et je voulais que tu profites de ta prochaine venue Aux Écuries pour pratiquer ton métier pleinement.
Très cher critique de théâtre à Montréal, Aux Écuries, tu pourras désormais être un vrai critique, c’est-à-dire une personne à part entière, avec du jugement, qui examine les qualités et les défauts d’une œuvre d’art. Aux Écuries, tu pourras enfin avoir un point de vue, au lieu, par exemple, de reprendre tel quel, pour toute analyse du spectacle : les quatre premières phrases du communiqué de presse, le propos de l’artiste en entrevues ou ce qu’il dit dans son mot de l’auteur.
Tu crois comme moi qu’une œuvre parle d’elle-même et que ce qu’en dit un artiste avant le spectacle ne peut être que parcellaire ? Il s’agit d’une invitation, n’est-ce pas, où tout ne peut pas être révélé. Cela risquerait de tuer tout effet de surprise, car comment peut-on être surpris si on s’attend à l’être ? Alors, ne réduis pas ton métier à vérifier si le produit correspond à la publicité, à évaluer si la marchandise a été livrée comme convenu. Tu n’es pas un agent de l’Office de la Protection du Consommateur. Aux Écuries, tu peux penser librement avec l’œuvre.
Tu peux, comme nous, faire de la recherche et te documenter avant un spectacle. Par exemple, au lieu de ne citer que les œuvres précédentes de l’artiste en début d’article ou de chronique, tu pourras établir des liens entre ces œuvres et la pièce à laquelle tu viens d’assister, de manière à la mettre en perspective, à la situer dans un courant et même, tiens-toi bien, à l’inscrire dans une trame historique. Très cher critique, tu n’es pas qu’une page de plus à mon dossier de presse. Tu es la mémoire de l’art éphémère.
Par humilité, par peur d’être accusé d’élitisme ou tout simplement par peur que je te déteste, tu joues à celui que tu n’es pas. Très cher critique de théâtre à Montréal, sache-le : je t’aime comme tu es. Si tu n’existais pas, je t’inventerais. Ne te cache plus derrière Monsieur et Madame Tout-le-monde, ce fameux « public moyen » que tu n’es pas — ne serait-ce que parce que tu vois plus de spectacles que la moyenne. Pour toute critique, ne te contente plus de ne rapporter que la réaction du public (« Une vieille dame après la représentation disait justement… », « Le public, hilare, était principalement constitué de gens du milieu… »). Aux Écuries, tu peux parler en ton propre nom et réfléchir par toi-même. Quand tu te poses des questions, tu as le droit d’y répondre. Quand ça ne va pas assez loin, tu peux te permettre de dire jusqu’où ça devrait aller. Quand c’est trop long, tu peux oser dire ce qui était en trop. Et quand tu n’aimes pas ça, oui, tu as la liberté de dire pourquoi.
Je sais, tu manques souvent d’espace et de temps. En plus du théâtre, tu dois couvrir le cinéma, la musique, les restos et les eaux de Cologne. Ta tâche est colossale. Alors, va à l’essentiel. Ne t’attarde plus à l’emballage, à la beauté des costumes et au coût du décor. Aux Écuries, tu as le droit de développer. Tu peux même parler du propos. Du même coup, tu verras, tu en auras un.
De plus en plus, très cher critique, tu es toi-même un artiste. Soudainement, tu ne parles ni de l’œuvre ni de ta relation à cette œuvre ; tu nous fais part de tes émotions et de tes humeurs, nées au contact de cette œuvre. Au fond, tu as envie de parler de toi. Mais tu sais, c’est beaucoup plus joli quand tu le dis en chansons ou dans un roman. Si ce n’est pas assez, écris un blogue. Et puis ce n’est pas parce que tu es d’abord un artiste que tu dois te sentir obligé de correspondre au cliché qui veut que l’artiste ne soit que l’expression narcissique d’humeurs et d’émotions. Tu peux aussi penser et, si jamais tu t’en sens la force, faire des phrases complètes.
Cher critique de théâtre à Montréal, tu es un être débordant d’enthousiasme, et je soupçonne que ce soit d’abord pour communiquer à tous ta passion pour les arts que tu aies choisi de faire ce métier. Il arrive parfois qu’un spectacle ne t’enthousiasme pas du tout, surtout quand il s’agit de ton soixantième spectacle de l’année. C’est là que ton métier devient le plus exigeant : juger, malgré tout, des qualités et des défauts d’une œuvre d’art. Ça, c’est dur. Quand je t’écoute, quand je te lis, j’ai parfois l’impression que tu voudrais n’être que pur enthousiasme. Tu sais, tu n’es pas un « Coup de cœur » Renaud-Bray. L’enthousiasme, cette transe religieuse qui porte aujourd’hui les noms de buzz, de must ou de hype, nous fait d’ailleurs abandonner nos contours pour nous perdre dans les transports en commun. Est-ce là le seul but du théâtre ? Nous faire oublier notre quotidien (en s’identifiant aux personnages, en se faisant raconter une histoire) ? Nous sortir de soi pour ne faire qu’un avec la foule jusqu’à l’éclatement du standing ovation, conditionnement par excellence de notre Société du Spectacle ? Certaines pièces nous font au contraire entrer en nous-mêmes, sans faire appel à l’enthousiasme, mais à des émotions d’un autre ordre, tels le malaise, l’ambivalence ou l’incertitude. Aux Écuries, élargis ta palette d’émotions. Si un spectacle n’emporte pas ta totale adhésion, témoigne de tes doutes solitaires.
Quand tu n’aimes pas un spectacle, mais que tu ne dis pas pourquoi (parce que ce n’est pas gentil de dire à quelqu’un qu’on n’a pas aimé ce qu’il a fait, ce serait comme de lui dire qu’on ne l’aime pas, alors imagine le lui dire dans le détail), je ne peux m’empêcher d’interpréter ton silence verbalisé de vingt-trois secondes ou de dix-sept lignes comme un signe que le spectacle n’avait pour tout défaut que celui de te toucher personnellement. Cher critique, sache-le : mon spectacle ne s’adresse pas qu’à celui que tu appelles le Grand Public, à cette masse informe qui n’est personne et est tout le monde à la fois et que tu couves comme s’il s’agissait de ton propre enfant (d’une grande naïveté, toujours sur le bord d’être abusé, légèrement demeuré). Il s’adresse aussi à toi.
Or, très cher critique, quand je t’écoute et que je te lis, j’ai parfois l’impression que tu n’étais pas assis dans la salle. Je t’ai pourtant vu à la première médiatique, affichant cet air grave, distancié et professionnel qui est une job en soi et qui témoigne du grand sérieux avec lequel tu exerces ton métier. Mais quand, tremblant d’impatience, j’ouvre la radio, la télé ou le cahier Économie & Culture, je ne peux m’empêcher d’imaginer que tu as disparu juste avant le lever du rideau, tant ta critique, bonne ou mauvaise, témoigne de ton absence ; absence de recherche, de point de vue, d’interprétation, de profondeur, de rigueur et, pour tout dire, absence d’esprit critique.
Très cher critique de théâtre à Montréal, où es-tu ? Si tu savais comme je m’ennuie de toi ! J’aurais beau faire n’importe quoi pour que tu reviennes, le résultat serait le même : qu’il soit sombre ou lumineux, tu porterais sur les arts ce même regard indifférent et indifférencié, regard qui n’appartient plus à son observateur, qui sépare toutes choses et les annule du même coup, les réduisant au rang de purs produits jetables et interchangeables. Regard absent que je soupçonne ne plus être le tien, mais celui du Spectacle lui-même, dans lequel mon show n’est qu’un bibelot, et où tu t’es perdu dans le décor.
Mais je sais que cette impression est fausse et que tu es là, présent. Tu n’es pas un élément quelconque du Décor, mais quelqu’un de bien vivant. Aux Écuries, sors du Spectacle. Au contact de la fiction, retrouve le réel.
Reviens-nous vite !
Affectueusement,
Olivier Choinière
Paru dans la Revue de théâtre Jeu, no 131, 2009 et en version numérique le 12 avril 2010.